« À rebours Oui ! au rebours du sens commun, du sens moral, de la raison, de la nature, tel est ce livre qui coupe comme un rasoir, mais un rasoir empoisonné — sur les platitudes ineptes et impies de la littérature contemporaine. »
AUREVILLY J. Barbey d’, « A rebours par M. Huysmans », Le Constitutionnel, 29 juillet 1884, p.3-4.
Tels sont les mots de l’écrivain, Jules Barbey d’Aurevilly, dans le journal Le Constitutionnel en 1884 à la sortie d’A rebours. Cette œuvre écrite par Huysmans va bouleverser la littérature française en s’inscrivant dans l’esprit décadent. Le roman relate l’histoire de des Esseintes, un aristocrate qui se retire du monde en s’enfermant dans sa maison. Il s’exclut de la société. Dans le chapitre 8, Des Esseintes parle des fleurs en privilégiant la nature artificielle au détriment de la vraie nature. Quand il reçoit des fleurs exotiques, il va rêver mais ce rêve se transforme rapidement en cauchemar dans lequel plusieurs évènements s’enchaînent sans aucune cohérence tels que la figure de la femme-fleur.
Extrait
“Sur le sol quelque chose remua qui devint une femme très pâle, nue, les jambes moulées dans des bas de soie verts. Il la contempla curieusement ; semblables à des crins crespelés par des fers trop chauds, ses cheveux frisaient, en se cassant du bout ; des urnes de Népenthès pendaient à ses oreilles ; des tons de veau cuit brillaient dans ses narines entr’ouvertes. Les yeux pâmés, elle l’appela tout bas. Il n’eut pas le temps de répondre, car déjà la femme changeait ; des couleurs flamboyantes passaient dans ses prunelles ; ses lèvres se teignaient du rouge furieux des Anthurium ; les boutons de ses seins éclataient, vernis tels que deux gousses de piment rouge. Une soudaine intuition lui vint : c’est la Fleur, se dit-il ; et la manie raisonnante persista dans le cauchemar, dériva de même que pendant la journée de la végétation sur le Virus. Alors il observa l’effrayante irritation des seins et de la bouche, découvrit sur la peau du corps des macules de bistre et de cuivre, recula, égaré ; mais l’œil de la femme le fascinait et il avançait lentement, essayant de s’enfoncer les talons dans la terre pour ne pas marcher, se laissant choir, se relevant quand même pour aller vers elle ; il la touchait presque lorsque de noirs Amorphophallus jaillirent de toutes parts, s’élancèrent vers ce ventre qui se soulevait et s’abaissait comme une mer. Il les avait écartés, repoussés, éprouvant un dégoût sans borne à voir grouiller entre ses doigts ces tiges tièdes et fermes ; puis subitement, les odieuses plantes avaient disparu et deux bras cherchaient à l’enlacer ; une épouvantable angoisse lui fit sonner le cœur à grands coups, car les yeux, les affreux yeux de la femme étaient devenus d’un bleu clair et froid, terribles. Il fit un effort surhumain pour se dégager de ses étreintes, mais d’un geste irrésistible, elle le retint, le saisit et, hagard, il vit s’épanouir sous les cuisses à l’air, le farouche Nidularium qui bâillait, en saignant, dans des lames de sabre. Il frôlait avec son corps la hideuse blessure de cette plante ; il se sentit mourir, s’éveilla dans un sursaut, suffoqué, glacé, fou de peur, soupirant : – Ah ! ce n’est, Dieu merci, qu’un rêve.”
HUYSMANS, A rebours, [1884], D. Grojnowski (éd.), GF, 2014, p.130-131.
Le dernier élément de ce cauchemar qu’est la femme-fleur, met en avant une thématique privilégiée en littérature comme à la fin du XIXe siècle : la métamorphose. Elle reprend l’un des textes à l’origine de cette notion : Les Métamorphoses d’Ovide. Nous retrouvons cette métamorphose dans le chapitre 8 avec une description précise de la femme associée à une topique de la flore comme “Amorphophallus“, “Nidularium“… Le protagoniste reconnaît ladite fleur par le présentatif : “c’est la Fleur“. L’antonomase révèle alors l’objet de son cauchemar : cette fleur qui va prendre les traits d’une femme.
L’œuvre d’Ovide reste encore une source d’inspiration pour les auteurs et les artistes au XIXe siècle. Chassériau reprend l’une des célèbres métamorphoses de la mythologie gréco-romaine : celle de Daphné dans Apollon et Daphné. Cette dernière tente d’échapper aux avances d’Apollon qui ne cesse de la poursuivre sans relâche. Elle supplie alors son père de la libérer et celui-ci va ainsi la transformer en laurier. Dans cette toile, on assiste à cette transformation par la position de la femme, le fait que ses jambes soient devenues des racines tandis que l’homme aux couleurs écarlates est à genoux, désespéré. Le rouge symbolise à la fois son amour mais aussi le sang pour rappeler son rôle de persécuteur. À l’instar de la femme-fleur, la femme de Chassériau se transforme également mais l’une s’humanise tandis que l’autre subit une métamorphose végétale. Il ne s’agit donc pas d’un acte anodin puisque la femme-fleur incarne toute la beauté dans son changement tandis que la femme du tableau se transforme en arbre pour s’enlaidir et repousser les avances de son soupirant. Dès lors, la métamorphose nous permet de plonger dans le thème onirique avec des personnages extraordinaires tels que la femme-fleur.
Dans l’art, cette association de la femme avec la nature plus précisément la fleur est énormément reprise au même titre que dans la littérature. L’art comme la littérature évoquent les deux facettes de la femme. Tout d’abord, nous avons la femme séduisante à tel point que le protagoniste est fasciné et est tombé sous son charme à travers les termes suivants : « l’œil de la femme le fascinait » avant qu’elle se révèle être une femme cauchemardesque. Dès lors, une facette de la femme est mise en lumière : la femme effrayante par sa monstruosité, son caractère hors norme. Cela entraîne par conséquent un sentiment d’effroi, de révulsion révélé dans la citation suivante : « Il les avait écartés, repoussés, éprouvant un dégoût sans borne à voir grouiller entre ses doigts ces tiges tièdes et fermes ». Elle rappelle la déesse de l’amour, Aphrodite. Son symbole est la rose qui représente l’amour et la beauté mais cette beauté peut se révéler fatale comme la rose possédant des épines.
Munch, célèbre peintre connu pour son Cri, présente aussi le double-visage de la femme. Celle de Munch est affectueuse en enlaçant l’homme mais elle cache son visage en masquant sa facette démoniaque. Ce rapprochement nous rappelle la figure du vampire qui plante ses crocs dans le cou de sa victime. Elle devient ainsi une beauté fatale à la fois belle et diabolique. Présenter la femme comme un monstre parce qu’elle est fascinante par sa beauté mais effrayante par son caractère hors-norme de femme-fleur, permet de nous plonger dans le cauchemar.
Des Esseintes va alors être confronté à cette femme douce, proche du rêve, avant de révéler sa véritable nature et de transformer ce “rêve” en cauchemar. Le thème onirique est essentiel pour le protagoniste puisqu’il est à l’image de son exclusion volontaire de la société : il s’éloigne du monde réel qu’il déteste tant pour concevoir sa vision du monde et des choses.
Les études sur le rêve prennent de plus en plus d’ampleur au XIXe siècle, en même temps que le développement de la psychanalyse et de l’identité (le “moi”), tant dans son rapport vis-à-vis de l’inconscient que dans ses significations, entre autres. Huysmans suit les recherches assidument et exploite le rêve qui se transforme en cauchemar. Il est influencé par le travail de Louis Dubosquet. Ce dernier qualifie le cauchemar dans sa Dissertation sur le cauchemar (1815) de la manière suivante : “Le caractère principal de cette affection [le cauchemar] consiste dans le sentiment d’une forte pression que le malade attribue à un poids quelconque.” Ce cauchemar n’est donc plus seulement une frayeur à Des Esseintes mais il est aussi l’un des premiers symptômes de la névrose du héros. Huysmans reprend la conception des naturalistes notamment celle de Zola dans sa saga Les Rougon-Macquart par le biais d’une étude méticuleuse et objective de cette névrose. Cette objectivité se représente par la mise à distance du personnage vis-à-vis de son cauchemar, il est rationnel à de nombreuses reprises. Tel est le cas quand il se rassure au réveil en disant : “Ah ! ce n’est, Dieu merci, qu’un rêve. ” Dès lors, les émotions ne sont pas incontrôlables puisque le personnage reste rationnel mais le cauchemar est un signe de la folie progressive de Des Esseintes.
Odile Redon reprend et s’approprie le thème onirique dans son art à tel point qu’il est surnommé “le prince des rêves”. La lithographie La Fleur du marécage montre le rêve avec cette fleur humanisée et exceptionnelle puisqu’elle n’est pas réelle. Cette fleur représente ce qu’apprécie Des Esseintes : la nature artificielle qui le détourne du monde réel. Ce visage est triste et ridé, représentant l’état d’esprit du protagoniste. Ce dernier plonge dans sa propre décadence à cause de son isolement.
Ce cauchemar n’est alors qu’une représentation de la santé de Des Esseintes qui se dégrade tant physiquement que mentalement. Le Cauchemar de Füssli met en avant les tourments du cauchemar par la position de la femme. Son sommeil est aussi agité que celui de Des Esseintes. De plus, la présence d’êtres surnaturels comme celui sur la femme et le cheval à côté accentuent les tourments de la femme endormie. Les personnages font écho à l’incohérence du cauchemar du héros d’A rebours par des personnages imaginaires et irréels : la femme-fleur, la Syphilis qui est personnifiée… Le clair-obscur de cette toile marque davantage l’ambivalence entre le rêve et le cauchemar, entre la fascination et le dégoût ressentis par Des Esseintes.
Le cauchemar est alors la représentation de la décadence du protagoniste d’A Rebours qui s’y plonge lentement mais inexorablement en se détachant du monde réel. Huysmans parvient à présenter l’un des passages naturalistes de son œuvre par cette description de ce mauvais rêve incluant des personnages surnaturels tout en ayant un recul grâce à la rationalité de son héros.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
omahe (6 janvier 2023). Le cauchemar de Des Esseintes. Master Littérature, Savoirs et Culture numérique. Consulté le 27 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/r37v