Piqué dans sa curiosité par les descriptions abominables qui en étaient faites dans les pages jaunis du journal, Des Esseintes s’étaient rendu à l’exposition de la rue des Carquelins.
Bravant la foule immonde des badauds engoncés dans leur morne médiocrité, et des bourgeois, vils esthètes d’un art désuet et fade, il parvint à une grande porte de bois ouvragée, sertie d’arabesques de fer et de vitraux vieillis. Une plaque rongée par l’acide et montée d’une eau forte présentant un visage défiguré par la douleur, spécifiait : « Pandémonium : Performance et Art corporel ». Des Esseintes franchit le seuil.
Il avança dans un vestibule obscur où sur un canapé aux motifs effacés, un homme et une femme, dos à dos, étaient retenus par leurs chevelures entremêlées, soudées en une seule et unique coiffure compacte. Lorsque l’un bougeait, la tête de l’autre suivait le mouvement, prisonnière de cette drôle d’idée artistique. Les corps reliés étaient devenus siamois, prolongement l’un de l’autre. Selon le cartel immaculé à côté d’eux, cela faisait trois jours et quatre nuits qu’ils étaient assemblés ainsi. Des Esseintes les observaient, bêtes de cirque originales à la curieuse aura. Il quitta le vestibule, perplexe.
A la suite de la petite pièce confinée, une grande salle au parquet grinçant s’ouvrait devant lui. La salle était vide. Seules une table, deux chaises et une femme se trouvaient là. Des Esseintes fut d’abord déçu. Le silence et l’ennui occupaient l’espace, pris dans une étrange langueur monotone. Il vint s’asseoir sur la chaise vide et fixa l’inconnue pour provoquer une réaction. Ses traits étaient tirés, ses yeux fatigués, sa peau ridée. La vieillesse était déjà perceptible, cet immonde masque du temps, cette lente décadence qui touchait la femme, qui faisait tomber ses paupières lourdes, qui faisait ressortir ses pommettes avachies sur des joues distendues, flasques. La femme avait de cette beauté qu’ont les fleurs fanées. Il plongea dans ses yeux glacés. Elle ne lâcha pas son regard, le transperça du bleu d’hiver de ses prunelles. Un frisson le prit. Au bout d’un long moment il se dégagea de ses eaux translucides, comme d’une étreinte étouffante, malsaine, et disparut par l’encadrement d’une porte, fuyant le silence assourdissant de la grande salle.

Il monta un escalier en colimaçon et arriva à une mezzanine branlante. Sous ses pieds, le sol vermoulu risquait de s’effondrer. Au-dessus du vide, retenu par ce mince parquet menaçant de rompre, une jeune femme, assisse sur une chaise en osier, les pieds nus sur une mince couche de terre, tenait sur ses genoux un squelette humain. Elle lui parlait comme à un frère, attendant ses réponses, lui susurrant des mots doux à ses oreilles manquantes. Elle lui caressait le fémur, dans un mouvement haché, comme une poupée désarticulée. Le maquillage rendait ses yeux immenses, presque inhumains, sa peau poudrée ressemblait à celle d’un cadavre. L’Art semblait ici s’être affranchi ici de la pauvre apparence humaine. La jeune femme aux gestes mécaniques, à la voix éraillée, à la posture roide, ressemblait aux poupées de porcelaine des magasins pour enfants, aux poupées de porcelaine vieillie, sans expression, qui avaient cette allure inquiétante une fois posée sur l’étagère de l’enfant, à le fixer, immobile démon, dans son sommeil. La jeune femme semblait de ces poupées-là, ayant veillé sur son enfant jusqu’à sa mort, et le veillant encore maintenant, sur ces genoux. Des Esseintes eut un haut le cœur et avança d’un pas lourd vers un deuxième escalier en colimaçon qui redescendait. La répulsion et la fascination le submergeaient.

Mal à l’aise et intrigué Des Esseintes faillit trébucher sur le parquet vieilli avant de suivre le mouvement circulaire de l’escalier. Qu’est-ce qui l’attendait en bas? Sa curiosité ne cessa de croître tandis qu’il descendait, une par une, les marches bancales. Arrivé en bas de l’escalier, il découvrit alors des couloirs osbcurs et labyrinthiques.

Il déambula alors dans d’étroits couloirs couverts de moquette souillée et vit les effroyables figures qui s’offraient à lui, comme autant de corps meurtris, à la peau incrustée d’encre de Chine bon marché et de sang vermeil, traçant des nervures toujours plus nombreuses sur les pâles peaux des artistes. Les tatouages aux motifs tribaux fascinaient Des Esseintes. Le mouvement des corps se balançant dans une transe mystique avait quelque chose d’envoûtant. Les lumières tamisées revêtaient les membres sanglants d’une irréalité flamboyante. La monstruosité de leur posture, la pudeur outragée de leurs corps mise à nu, la douleur déployée de leur exhibition totale transperçaient les murs du Pandémonium, ébranlaient la conscience de Des Esseintes. Galvanisé par cette atmosphère sacrificielle où il errait, comme Orphée dans les Enfers, il ressentait au fond de lui ce pica, cette perversion merveilleuse, ce mélange de peur tranchante et d’excitation surnaturelle. Les lustres qui pendaient au plafond comme des toiles arachnéennes, diffusaient sur les murs et les corps des reflets blanchâtres. Des Esseintes était pris dans ce rêve dément où s’entremêlaient des corps torturés, piqués de longs fils de fer, perforés d’anneaux de la taille d’une noix, des visages déformés par des protubérances fantaisistes, des cous strangulés, des langues cisaillés. L’animalité des postures sublimaient ces scènes d’horreur que Des Esseintes admiraient.






« Amas de vices et d’attaque à la morale publique. Cette exposition devrait être interdite »
« Désastre pour notre civilisation. Outrage à la morale. Injure à l’art et à l’homme »
Les critiques du journal lui revinrent en mémoire. Ces critiques n’avaient donc rien compris à la beauté macabre de ce spectacle fascinant, de cet art qui repoussait bien plus loin les limites du corps humain, qui trompait la mort et le spectateur. Ces bourgeois aseptisés, fades, qui aimaient l’art tiède et le manque d’audace n’avaient pas saisi la beauté violente, l’audace géniale de cette exposition, qui transcendaient toutes les autres.
Des Esseintes exultait dans le Pandémonium aux côtés de tous ces artistes, qui ont poussé l’art aux plus fines frontières de la mort et de la finitude humaine. Il s’imaginait à l’avant-garde d’un renversement artistique immense et sans précédent, d’une révolution pour le genre humain. Quel génie! Cet art marqué à même le corps, qui ne fait qu’un avec l’artiste. Cet artiste qui donne tout, qui se consume dans la douleur et l’épreuve, dans la jouissance et l’art. Quel extase!
Après plusieurs heures d’ivresse au milieu des corps tatoués, lacérés, perforés et des curieuses performances, Des Esseintes quitta l’exposition de la rue des Carquelins, remué. La banalité du quotidien morne, qui lui revint alors, le paralysa. Il héla une voiture et repartit à Fontenay-aux-Roses, en repensant aux visages peints, aux yeux fous, et au sentiment d’accomplissement total qu’il avait pu ressentir, hors du monde, assis sur un canapé carmin, regardant hagard les corps détraqués. Une quinte de toux le prit soudain et, sur son mouchoir de poche immaculé aux bordures dorées, il vit deux tâches carmins comme celles qui ornaient les corps des artistes du Pandémonium. Des Esseintes sourit.


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Image: Détail de L’Ennui, préface des « Fleurs du mal» de Baudelaire – Source Gallica BnF
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
swaniejuret (5 décembre 2023). Des Esseintes et le Pandémonium. Master Littérature, Savoirs et Culture numérique. Consulté le 25 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/r38i