Si sa vie n’avait été qu’une suite inexorable de collections, de désirs inassouvis et d’une volonté inébranlable de s’épanouir dans un monde où régneraient essentiellement la jouissance esthétique et l’illusion, Des Esseintes se prit finalement à penser à la fin. Que pouvait-on attendre de ces quelques minutes où, las d’une enveloppe trop étroite et d’une vie bien trop longue, il guetterait son dernier souffle ? Quand il lui faudrait partir, quand il lui faudrait mourir, ce serait encore et toujours avec grandeur. Il avait appris par l’intermédiaire d’un ouvrage relié de cuir brun que la reine Marie de Médicis possédait un lit de deuil fait des plus belles étoffes et des plus précieuses perles, et c’est cette vision qui trottait inlassablement dans son esprit. C’était une idée fixe, un caprice ultime qui le maintenait en éveil : concevoir un lit de mort aussi somptueux que les trésors qu’il avait amassés tout au long de son existence. Si la vie l’avait conduit à s’entourer des plus rares merveilles, sa faim d’artifice ne devait pas s’éteindre à l’orée de son dernier soupir. Il voulait que ce lit fût une apothéose, un écrin saturé d’opulence où la mort même hésiterait à poser ses mains glacées.

Pour la structure, il fit appel à un ébéniste italien afin de sculpter un cadre en bois de palissandre, un bois de violette veiné de noir, incrusté d’ivoire et dont la marqueterie formerait les ailes d’un papillon de nuit au repos. La tête de lit était en bois de fer noir et luisant, plus dense que l’acier, et qui exhalait une odeur subtile de résine quand on le polissait. Les piliers, torsadés comme les colonnes d’une église baroque, portaient des incrustations de nacre vertes et bleues, disposées en motifs floraux.
Il se mit alors en quête de tissus rares, fouillant dans les catalogues d’antiquaires, dépêchant des courtiers aux confins du monde connu. Le matelas était un abîme de soie et de laine, une géologie de luxe insondable. Il s’y enfoncerait, lentement, comme englouti par les vagues de ce lit qui l’aspirerait vers l’éternité. Il opta pour une composition de strates vertigineuses : une première couche de cachemire tibétain, au grain si fin qu’il paraissait liquide ; un lainage d’agneaux islandais, à la douceur inouïe ; enfin, une bourre de soie sauvage, importée des forêts de l’Assam, dont la texture chatouillait la peau comme une caresse de brise.

Puis, il commença par choisir les tissus, rêvant d’une étoffe si opulente qu’elle donnerait l’illusion d’un océan mouvant sous la lumière. La première couche était une base de zibeline noire ramenée des contrées glacées de Sibérie, si dense qu’elle semblait aspirer la lumière, rehaussée de broderies d’argent formant des chimères et des feuillages entrelacés. Par-dessus, il déployait un moire de soie française, dont les ondulations liquides jouait avec la lumière figurant des volutes aquatiques telle une mer d’onyx. Il fit ensuite tendre des draps de satin noir d’Inde, constellé de motifs rouges représentant des grenades éclatées, gonflées de graines d’or, surgissant des ténèbres. Ces motifs, brodés à la main par des religieuses d’un couvent oublié, semblaient presque saigner sur le fond sombre du tissu. Des Esseintes, ravi par cette trouvaille, imagina avec délices l’idée de s’envelopper de ces fruits interdits, rappel cruel de la chute originelle.

Son choix s’arrêta également sur une toile de Hollande, d’un blanc nacré, tissée si finement qu’elle semblait prête à se dissoudre sous le poids d’un souffle. Mais cette simplicité le troubla : il décida d’y ajouter une bordure de dentelle d’Alençon, délicate comme une toile d’araignée, agrémentée de motifs floraux inspirés de gravures japonaises. Dessous, il superposa des épaisseurs successives de velours cramoisi, si épais qu’on eût cru y plonger la main dans une coupe de vin noir. Chaque couche s’empilait, ajoutant au lit une hauteur presque théâtrale, une opulence qui confinait à l’inconfort sublime.
Les coussins s’amassèrent en une avalanche somptueuse : un velours pourpre d’Utrecht, un damas d’or vénitien, une fourrure de vison teintée en indigo profond, et même une pièce unique de tapisserie flamande représentant une scène de banquet médiéval. Chacun de ces coussins exhalait une richesse propre, une texture différente, si bien qu’y poser la tête reviendrait à plonger dans un labyrinthe tactile.
Pour couronner cette orgie textile, Des Esseintes ajouta un couvre-lit d’une extravagance absurde : un patchwork d’hermine et de martre, rehaussé de broderies en fils de soie polychromes, figurant des lys, des paons, et même des scènes mythologiques. Au centre, un médaillon en broderie, œuvre d’un artiste viennois oublié, montrait une Méduse au regard magnétique, sertie de minuscules éclats de cristal et d’émeraude.

Le baldaquin, quant à lui, devait évoquer une nuit infinie, piquée d’étoiles. Il était drapé d’un velours de soie d’un bleu d’outremer si profond qu’il évoquait les abysses nocturnes des cieux. Ce velours était constellé de petites perles d’orient et de minuscules cabochons d’opale, leur éclat laiteux rappelant la lumière froide des astres par une nuit sans lune. À intervalles réguliers, s’y intégreraient des fragments de cristal taillés en étoiles et disposés en constellations précises. Lorsqu’il se coucherait sous ce baldaquin, il aurait la sensation d’être absorbé dans une voûte céleste tissée de rêve et de matière. Mais il ne s’arrêta pas là. Il superposa des tentures de brocart de soie persan, tissé d’or et incrusté de fils de pourpre, rappelant les chasubles des anciens patriarches et les tentures des caravansérails. Il en voulait pour le baldaquin, afin que le moindre rayon de lumière vienne y mourir en un éclat vermeil, semblable à un vitrail d’église par un crépuscule d’automne. Il fit parsemer le tout de franges en perles de jais et en pampilles d’ivoire. Des Esseintes se plaisait à imaginer ces pampilles tintant doucement, comme un requiem discret, au moindre souffle d’air. Chaque nuit, les éclats scintillants de ce ciel artificiel projetteraient sur les murs une myriade de reflets tremblants, imitant une voûte céleste traversée par d’illusoires météores.
Autour du lit, les rideaux, drapés en vagues massives, achevaient d’étouffer tout contact avec la réalité. En velours anthracite, constellés de sequins d’argent, ils scellaient l’alcôve comme un écrin. À l’intérieur, tout brillait et pesait : l’or des broderies, le tressaillement des pierreries, l’éclat sourd des soies. Là, dans cette prison de splendeur, Des Esseintes pourrait s’abandonner à l’ivresse de l’étouffement, trouvant dans ces étoffes innombrables une consolation presque divine. Il passa des nuits entières à contempler ces étoffes étalées devant lui, s’enivrant de leurs textures et de leurs couleurs.


Tout ici parlait de splendeur, d’une magnificence si outrée qu’elle semblait défier les lois mêmes du bon goût. Il s’enorgueillit de ce triomphe éphémère, de cette apothéose textile, avant de ressentir un appel lancinant, irrépressible : il fallait s’y coucher, goûter enfin au fruit de ses extravagances.
Avec une précaution exagérée, presque cérémonielle, il écarta les pampilles et souleva les couches superposées de tissus. Dès qu’il s’y glissa, une première désillusion l’assaillit. Ce qu’il avait imaginé comme un écrin voluptueux n’était qu’un piège étouffant. Les draps en satin, d’une légèreté théorique, s’étaient mêlés aux brocarts épais, formant une masse suffocante. La zibeline, si douce en apparence, le griffait au moindre mouvement, tandis que la soie, chargée de broderies métalliques, irritait sa peau délicate. Il tenta de se retourner, mais son coude heurta un coussin dont la texture soyeuse s’avéra trompeuse : sous l’apparence de mollesse se cachait une densité improbable, un roc capitonné. La chaleur, enfin, s’abattit sur lui, implacable. Le couvre-lit, enfermé sous des couches de satin et de velours, agissait comme un four, transformant ce lit en étuve. L’air semblait manquer, l’oppression était totale.
Des Esseintes, désespéré, tenta de s’extraire de cette couche infernale. Mais chaque geste le plongeait davantage dans ce labyrinthe de tissus. Il tirait un pan de zibeline, et le velours se rabattait sur lui ; il repoussait un édredon, et une cascade de coussins lui tombait sur la tête. Étouffé par son propre chef-d’œuvre, il sentit une colère sourde monter en lui.


Dans sa lutte désespérée, son pied heurta l’un des chandeliers d’appoint disposés près du lit. La flamme vacilla, s’étira, puis embrasa le bord du rideau de velours. En quelques secondes, le baldaquin tout entier s’embrasa. Les perles, chauffées à blanc, éclatèrent avec un bruit sec, tandis que le velours se tordait dans un râle crépitant. L’or des broderies fondait, dégoulinant en gouttes brûlantes sur les tissus inférieurs. Des Esseintes, hagard, parvint à s’extraire de ce brasier naissant, renversant au passage un vase d’eau qui n’éteignit qu’une infime partie du désastre. Il contempla, impuissant, son chef-d’œuvre se consumer en un amas de cendres et de suie.
Quand tout fut fini, il s’assit sur un fauteuil, le regard perdu dans les volutes de fumée qui s’élevaient encore. Une fois de plus, la vie s’était jouée de lui. Cet ultime rêve, cette évasion dans un luxe inouï, n’avait été qu’un mirage cruel. Le feu n’avait pas seulement dévoré son lit, il avait mis à nu l’absurdité même de ses aspirations. Il se retrouva là, dans un silence pesant, accablé par une nouvelle défaite, se demandant s’il y avait encore quelque chose à espérer, ou si tout n’était qu’un éternel recommencement de désillusions.

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OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
capranieli (28 décembre 2024). Le lit funèbre ou le rêve consumé. Master Littérature, Savoirs et Culture numérique. Consulté le 22 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12zvi